CHAPITRE XII

Eveniek faisait jouer ses relations et ses introductions pour organiser de petites réunions discrètes, dans des lieux privés et disparates : un salon bourgeois, le jardin d’un notable, le réfectoire d’une entreprise ; rien qui eût pu contenir plus de cent personnes. Les gens ainsi rassemblés se débrouillaient pour se procurer l’amplikine et Tomaso projetait en comité restreint, pratiquement tous les jours, jusqu’à deux fois par jour, à l’insu de tout le monde.

Bien sûr, cela finissait par se savoir : des indiscrétions se commettaient, et il se trouvait parfois quelque éthique dévot pour alarmer un commissionnaire ou un autre… Tomaso et Aker déménageaient : en trois mois, ils avaient visité six mondes. Leur tournée clandestine prit fin sur Erato, le jour standard même où Mennalik lançait son commando contre le castel d’Ylvain.

La projection devait avoir lieu dans la salle d’audience d’un tribunal prud’homal ; devaient y assister la plupart des membres de la magistrature eratoise et quelques-uns de leurs amis. Jusqu’au prétoire, rien ne laissait supposer qu’il s’agissait d’un piège, exceptée peut-être la nervosité du personnage qui les y introduisit ; mais ils n’y prêtèrent pas attention.

Une seule personne était installée dans la salle.

— Sydhj, laissa tomber Tomaso.

Quatre gardes en uniformes homéocrates apparurent à chaque entrée, douze hommes en tout, armés de fusils laser et indubitablement résolus à en faire usage à la moindre incartade.

— Je suis heureux de vous revoir, Tomaso, ironisa Sydhj.

— Pas moi, rétorqua Tomaso. Vous travaillez pour la Commission, maintenant ?

— Non : avec… Je remplace Naï Semar à la tête de l’ordre déontologique. (Lagedt Sydhj se tourna vers Aker :) Eveniek, n’est-ce pas ? J’ai beaucoup entendu parler de vos talents journalistiques.

— Qui nous a vendus ? lança Aker.

— Personne, voyons ! Nous vous suivons à la trace depuis votre départ de la Terre. Notez que ce fut une filature de tout repos puisque nous voyagions sur les mêmes transports.

— C’est l’Égocratie qui nous a donnés ! s’écria Tomaso. Saloperies de politicards !

Sydhj consentit un petit rire.

— Pas exactement, non. Je vois mal cinquante-quatre millions de désaxés voter votre arrestation. Vous faites figure de héros, messieurs, pour ces braves Terriens !

— Biko Tal-Eb, lâcha Aker.

— C’est déjà plus raisonnable, en effet, convint Sydhj. Surtout qu’il ne gouverne pas seul ! Encore que, s’ils étaient dans la confidence, je doute que tous les Ministres, intègres quoique réalistes, de notre bonne vieille Terre aient soutenu Tal-Eb. Saviez-vous que je suis… que j’étais terrien, Tomaso ?

Tomaso ignora la digression.

— Pourquoi diable avez-vous attendu aujourd’hui ? demanda-t-il.

— Pour constituer un dossier d’instruction solide.

— Comme si vous vous embarrassiez des formes ! Pourquoi avoir attendu ?

Sydhj consulta une montre qu’il tira d’un antique gousset. Il tapota dessus d’un air satisfait puis la rangea avec délectation.

— Ce n’est pas pour vous vexer, Tomaso, mais très sincèrement, vous n’êtes pas un gibier de grand intérêt. Quant à vous, Eveniek, vous êtes au mieux un emmerdeur. Vous comprendrez donc qu’il ne nous servait à rien de vous retirer du jeu si d’autres pions, disons même des pièces majeures, n’étaient pas éliminées… Définitivement éliminées.

Tomaso fit deux pas en avant et s’assit à l’extrémité d’une rangée de sièges. Quatre des gardes l’accompagnèrent de leurs armes.

— Qu’avez-vous fait ? interrogea-t-il d’une voix lasse. Qu’avez-vous inventé comme dégueulasserie ?

— Une visite à vos amis, à la tanière, à coups de canon.

Tomaso était atterré. Ylvain, Made, Ely, les Bohèmes… Ils se croyaient à l’abri sur Terre, ils se reposaient en toute confiance, et la Terre les avait trahis.

— Une opération de commando. (Sydhj enfonçait le couteau.) Quatre agraves, huit canons, vingt-huit mercenaires d’élite, deux consignes : pas de risques, pas de survivants. Tout a dû être bouclé en dix minutes.

Tomaso releva la tête.

— A dû ? Vous voulez dire que vous n’en savez rien ?

— Un message sur un ansible serait malvenu, ne croyez-vous pas ? Nous en aurons confirmation au Q.H.S.4 de Thalie, à moins que la nouvelle tombe plus vite que prévu. Mais ne rêvez pas, Tomaso, personne ne réchappe d’un pilonnage laser dans une maison en plastacier. Du reste, même si cela était, Tal-Eb nous donnerait une autre occasion… à coups de Themys, au besoin.

— Là, c’est à votre tour de rêver, intervint Aker. S’ils en sont sortis vivants, Tal-Eb devra les protéger pour sauvegarder son électorat.

— Peut-être… Le temps de se livrer à une petite manœuvre politique qui satisfasse ses électeurs et lui délie les mains. (Sydhj se redressa.) Nous avons prévu cette éventualité. Maintenant, vous allez connaître l’efficacité des Q.H.S., puis les plaisirs de la Cour Éthique et le ravissement d’une de ces fameuses planètes-prisons, dont vous êtes si friand, Tomaso. On ne sait jamais, vous y rencontrerez peut-être Neïmia !

Il éclata de rire.

— Neïmia n’est plus en prison pour très longtemps, le brava Tomaso. Vos crasses sont en train de l’en sortir. J’aimerais voir votre gueule quand vous l’aurez en face de vous et tout autour de vous, sur deux cent soixante mondes !

Lagedt Sydhj redoubla de rire.

4 Quartier de Haute Surveillance.